
"Il était une fois, une seule fois, un petit caribou qui ne voulait plus aller à l'école. Ce qui est très rare, car en général les enfants caribous adorent aller en classe où ils font plein de découvertes très utiles pour leur vie à venir.
Jordan, le petit caribou, disait à ses parents et à tous ceux qu'il connaissait :
- Je perds mon temps, je m'ennuie, je n'apprends rien, je voudrais faire quelque chose qui m'intéresse réellement !
Vous pensez bien que ses parents n'étaient pas d'accord et tous les matins c'était une sorte de guerre entre sa maman et lui. Tout d'abord il refusait de se lever en faisant semblant de dormir. Ne voulant pas sortir de son lit, il se laissait tirer par les pieds et résistait tant qu'il pouvait pour s'habiller.
- J'ai pas envie de m'habiller, criait-il, je préfère aller tout nu à l'école !
Ensuite il ne voulait pas prendre de petit déjeuner.
- Je n'ai pas faim, ce n'est pas la peine de me forcer !
Il traînait les pattes sur le chemin de l'école et parfois même se laissait porter par sa mère, qui le déposait dans la cour de l'école où il restait assis par terre dans un coin. Son institutrice, qu'il aimait bien, l'invitait à se lever et lui donnait une responsabilité qui le valorisait : elle l'envoyait chercher des cahiers dans le bureau du directeur. A ce moment-là il s'exécutait sans plus de manières, puis revenait et s'installait à sa table. Dans ses yeux on voyait passer comme des images de torrents cristallins, de forêts profondes, de collines bleutées et de montagnes blanches.
Ses parents étaient catastrophés, sa mère épuisée, le père ne sachant plus que faire, que dire, sinon se mettre en colère, secouer le petit caribou, le punir de télévision, de jeux vidéo, de sorties, de dessert ...
Rien n'y faisait.
Ce petit caribou était vraiment têtu, il savait bien ce qu'il voulait et surtout ce qu'il ne voulait pas !
Certains jours, il allait en classe à reculons, en tournant le dos au chemin de l'école pour ne pas se mettre à pleurer.
Un dimanche matin, son grand-père préféré vint très tôt à la maison, réveilla Jordan et l'invita à venir avec lui à la pêche. Arrivés au bord de la rivière, le grand-père jeta dans l'eau quelques appâts, installa ses trois lignes, sa chaise pliante, rabattit son chapeau sur ses yeux et s'endormit. Quand le petit caribou vit soudain le bouchon d'une des lignes s'enfoncer, avec certainement un poisson au bout de l'hameçon, il tira la ligne, l'éleva, essaya de ramener à lui le gros poisson qui frétillait au bout en faisant avec ses queue des tourbillons. Mais brusquement, au moment où il allait le saisir, le poisson ouvrit la bouche, l'hameçon se décrocha et resta suspendu au-dessus du courant, sans rien au bout.
Je crois savoir que le poisson, étonné d'être toujours vivant, se jura à lui-même qu'on ne le tromperait plus avec un faux appât déguisé en hameçon !
Sous son chapeau, faisant semblant de dormir, le grand-père avait vu toute la scène, mais il avait décidé de ne pas intervenir, laissant son petit-fils faire ses propres découvertes. C'est une spécialité des grands-pères, chez les caribous, de permettre à leurs petits-enfants de découvrir les possibles de l'existence ! Au bout d'un long moment, il se leva, remit un appât à l'hameçon, lança sa ligne, reprit sa place sur sa chaise et se rendormit.
A la fin de la journée, le grand-père demanda au petit caribou de lui décrire tout ce qu'il avait vu durant cette première journée de pêche. Le petit caribou avait vu beaucoup de choses : une libellule se poser délicatement sur l'eau pour boire un peu, deux ou trois poissons sauter hors de l'eau, un lapin qui 'était assis sur la rive d'en face et qui l'avait longuement regardé, des mouches qui avaient tourné autour de sa tête, des oiseaux qui sautillaient dans les taillis, des caribous qui étaient passés tout près sans dire bonjour.
Le grand-père le remercia d'avoir su observer toute la vitalité de la forêt et de la rivière, et lui fit la promesse de l'inviter le dimanche suivant à revenir avec lui, s'il le souhaitait, à la pêche.
Quand vint le dimanche, le grand-père, tout en marchant vers la rivière, lui dit :
- Je vais te faire une proposition, celle de regarder très attentivement tout ce qui se passe autour de toi.
- Mais je ne peux pas tout regarder, je n'ai que deux yeux ! répondit Jordan.
- Regarde tout ce qui te paraît important et même ce qui ne te semble pas important, insista son grand-père. A l'instant ou tu le vois, tu me dis ce que tu vois.
- Mais alors je vais t'empêcher de dormir !
- Justement, cela m'empêchera de dormir ! Tiens, que vois-tu là, à l'instant ?
- Je vois un petit scarabée noir qui traverse le chemin, il porte entre ses pattes de devant une grosse boule, qu'il pousse avec sa tête.
- Très bien, dit le grand-père, et que vois-tu encore ?
- Une araignée qui a tissé des fils entre deux arbres, je vois même un petit insecte qui se débat entre tous ces fils, l'araignée ne bouge pas ...
- Oui, elle attend que l'insecte s'épuise. D'ailleurs, arrêtons-nous un instant, tu vas voir, elle va se diriger vers lui et commencer à le manger ou à le mettre en réserve en l'entourant de fils. Que vois-tu maintenant ?
- Je vois que l'insecte a réussi à se libérer en creusant un trou dans la toile d'araignée.
- Bravo, cet insecte ne s'est pas découragé, il a sauvé sa vie, pour l'instant ! Que vois-tu encore ?
- Là, tout près dans la rivière, trois poissons qui jouent ensemble. Ah, il y en a un qui, rapide comme l'éclair, est monté tout droit vers la surface de l'eau et a mangé un petit moucheron qui flottait !
- Je vois que tu sais regarder, que tu sais voir aussi !
- Mais regarder et voir, n'est-ce pas la même chose ?
- Ah non, regarder c'est simplement laisser venir à soi des images à partir de ce qui nous entoure, mais voir c'est en plus donner un sens, une signification à ce qu'on regarde. Beaucoup de caribous se contentent de regarder sans voir réellement ce qu'ils ont simplement regardé !
Et ainsi se passa cette deuxième journée de pêche, durant laquelle le grand-père attrapa seulement trois poissons, qu'ils remit délicatement dans la rivière en leur disant :
- Je vous trouve trop petits pour être mangés par mon petit-fils et moi. Heureusement que j'avais emmené quelques sandwichs au fromage et au miel d'acacia !
Eh oui, peut-être que vous ne le saviez pas, mais les caribous aiment beaucoup le fromage avec le miel d'acacia !
Le troisième dimanche, le grand-père vint chercher son petit-fils et durant tout le trajet jusqu'à la rivière, il resta silencieux.
Après avoir installé ses lignes, sa chaise puis mis son chapeau sur sa tête, il offrit au petit caribou une sacoche dans laquelle se trouvait un gros carnet de feuilles blanches et des crayons de couleur.
- C'est pour toi, lui dit-il. Aujourd'hui, je vais te demander de dessiner non pas tout ce que tu vas regarder mais ce que tu pourras voir, ce que tu verras réellement durant cette journée et qui te paraîtra important ...
Je ne peux vous décrire tous les dessins que crayonna et coloria le petit caribou, mais je peux vous affirmer que ce jour là, il vit trois ou quatre choses, c'est-à-dire trois ou quatre situations intéressantes qu'il dessina, coloria et montra le soir même à son grand-père.
Ainsi se déroulèrent plusieurs dimanches, durant lesquels le petit caribou dessina, dessina, remplit même plusieurs carnets. Et un dimanche soir, sur le chemin du retour vers sa maison, il demanda à son grand-père :
- Tu crois que je peux emmener mon carnet à l'école et dessiner tout ce que je vois ?
- Bien-sûr, lui confirma son grand-père, je vais d'ailleurs en parler à ta maîtresse pour qu'elle te laisse dessiner tout ce que tu veux !
Ce que je sais, c'est qu'à partir de ce jour-là ce petit caribou ne fit plus aucune difficulté pour aller à l'école. Je sais aussi que bien des années plus tard, il devint un dessinateur célèbre au pays des caribous. Un dessinateur d'albums pour enfants qui savait illustrer avec un grand talent des histoires passionnantes. Des histoires que je vous conseille vivement de lire, de regarder et surtout de voir quand je vous aurai dit le nom de ce dessinateur. A moins que vous ne l'ayez deviné tout seul !
Conte de Jacques Salomé, extrait du livre "Contes des petits riens et de tous les possibles"
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